Bulles tech et blés d’Ukraine: raisons et déraison

Il s'agissait de critiquer une bulle technologique. Pas d'analyse transcendantale, mais la regarder de près ; se donner une discipline pour tenter de déceler Google sous Altavista, Facebook sous Geocities, l'intelligence artificielle sous les cartes graphiques, l'avenir des médias sous les NFT. Et puis est venue la guerre en Ukraine.

Qant
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« Nous ne connaissons a priori des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes.

Conçues au moment où un certain réseau social imposait le «Meta-verse» dans le débat, mûries pendant la bulle des NFT, les « critiques de la déraison technologique» que voici naissent au moment où la Russie a fait changer le monde. Mais peut-être pas la tech.

Le 11 septembre 2001, les attentats de New-York ont mis le point final à la bulle Internet, qui se dégonflait depuis dix-huit mois. Il était difficile d'imaginer, le 24 février dernier, que l'invasion de l'Ukraine n'ait pas le même effet. Et pourtant, les Bourses mondiales et les marchés des crypto actifs semblent déjà avoir tourné la page sur l'invasion de l'Ukraine. Comme bien souvent, ils agissent de concert (1). Et ils font fi de la hausse des prix de l'énergie, des risques de récession, de famine ou de guerre mondiale. Les valeurs tech, en particulier, retournent à la fête. Pendant ces premières semaines de guerre, le Nasdaq-100 Technology Sector (NTXD) a augmenté de presque 6%.

La bulle technologique semble bien caractérisée, au sens où la valeur d’un actif n’est plus définie que par le prix auquel on est susceptible de le revendre rapidement. Ainsi, au XVIIème siècle aux Pays-Bas, un bulbe de tulipe pouvait valoir le prix d'une maison. Aujourd'hui, que penser du NFT de Beeple's collage, Everydays: The First 5000 Days, qui s'est vendu le 11 mars 2021 chez Christie's pour 69, 3 millions de dollars, sans même que la propriété de l'œuvre ne soit transférée au propriétaire du jeton ? 

Collage de Beeple, Tous les jours : Les 5000 premiers jours – ©BeepleCollage de Beeple, Tous les jours : Les 5000 premiers jours – ©Beeple

L'acheteur, Vignesh Sundaresan (Metakovan, sur les réseaux), a également acheté, pour 3,5 millions de dollars supplémentaires, 20 autres œuvres du même Mike Winkelmann (Beeple), pour les exposer dans des «musées» construits dans des métavers comme Decentraland. Puis il a titrisé le tout et émis 10 millions de tokens B20, chacun représentant une part de l'ensemble de ces propriétés. Émis à 36 cents l'un, ces jetons ont valu jusqu'à 25 dollars, lui permettant probablement de retrouver plusieurs fois sa mise en quelques semaines (2). Comme si la bulle Internet avait croisé le CDO des subprimes. 

Big Tech & Bubble Tech

Depuis qu'un article de The Economist a imposé le terme début 1999, l'idée s'est imposée que la technologie avance par bulles successives. Le gonflement provoque une multiplication d'initiatives et de jeunes pousses (trop) bien financées ; l'explosion s'accompagne d'une féroce sélection qui permet aux survivants de s'imposer et de changer le monde. Altavista et Lycos disparus, Google s'impose. Le même raisonnement pseudo-darwinien peut s'appliquer, mutatis mutandis , à Facebook et surtout Amazon.

Il est temps de changer en partie cette vision des choses. Les Gafam sont devenus les moteurs de l'économie. Pour une entreprise comme pour un simple citoyen, il est plus facile aujourd'hui d'envisager de changer de source d'énergie que de se passer des services de ces cinq grands (sauf à vivre en Chine). On peut expliquer leur résilience en Bourse par l'idée que rien ne peut desserrer leur emprise.

En renforçant l'omniprésence du numérique dans l'économie et la société, les licornes et toutes les sociétés nouvelles, d'Airbnb à Doctolib, n'ont fait que donner plus de poids aux Gafam, qui tiennent aussi bien l'amont ( le cloud et l'intelligence artificielle) que l'aval (les terminaux et les systèmes d'exploitation). A l'exception de Facebook, le plus fragile d'entre eux, ils sont devenus too big to fail – bien plus important que n'importe quelle banque ou constructeur automobile.

Les bulles successives d'innovation n'ont pas disparu pour autant. Le modèle qui les régit a été décrit par l'institut Gartner dès 1995 : 

La hype curve de Gartner, conçue par Jackie Fenn en 1995.La hype curve de Gartner, conçue par Jackie Fenn en 1995.

 On peut placer, aujourd'hui, le métavers au milieu de sa rampe de lancement ; le web3 et les crypto actifs proches du « sommet des attentes surdimensionnées ». L'intelligence artificielle est en marche vers le « creux des désillusions » médiatiques, où se languit le big data, alors que le résultats deviennent de plus en plus tangibles… Et ainsi de suite. Ces bulles-là forment, pourrait-on dire, le perlage de l'innovation.

Kant, carrément ?

Ces « critiques de la déraison technologique » tâchent de comprendre la réalité qui se dessine sous l'aveuglement collectif des bulles et derrière les manœuvres géostratégiques des Big Tech. Avec à chaque fois, comme ancre ou garde-fou,  une citation d'Emmanuel Kant. Sans évidemment prétendre l'égaler, ni même faire de la philosophie, nous voulons ici, autant que possible, éclairer le désordre du monde technologique par l'enseignement du grand philosophe des Lumières. Kant, maître de Qant.

Notes

(1) L’indice S&P Global BMI, qui regroupe les principales actions dans le monde, s’établissait à 344,41 vendredi 18 mars, contre 336,78 le 23 février, à la veille de l’invasion. Son crypto-équivalent, le S&P Cryptocurrency Broad Digital Market Index (BDMI) dépassait les 3716 points contre 3374,53 le jour de l’invasion. Les valeurs du S&P 500 Information Technology affichent même des gains : l’indice passe de 2579,56 à 2722,71.

(2) On peut écouter, à ce propos, l'interview de Mike Winkelman par Kara Swisher du New York Times.

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Par Jean Rognetta

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