Au-delà du Web : une publicité positive et un nouvel espace public

Paru aujourd’hui chez Odile Jacob, "La Publicité dans le monde nouveau" d’Irène Grenet ouvre au grand public les bases d’une philosophie pratique des technologies.

Qant
2 min ⋅ 04/05/2022
Dans un espace public fragmenté par le numérique, la publicité peut trouver un nouveau rôle, en tournant l'imaginaire collectif vers la transition environnementale et sociale.Dans un espace public fragmenté par le numérique, la publicité peut trouver un nouveau rôle, en tournant l'imaginaire collectif vers la transition environnementale et sociale.

Ancienne dirigeante de France Télévisions Publicité, Irène Grenet fait aussi bien levier sur la philosophie que l’histoire et la sociologie pour comprendre son expérience de praticienne. Voyageant grâce à elle en compagnie de Hannah Arendt, Jürgen Habermas et Hans Jonas, le lecteur de La Publicité dans le monde nouveau voit les phénomènes qu’il observe et qu’il ressent au quotidien soudain prendre sens.

On ne devient pas publicitaire sans un fond d’optimisme. Irène Grenet voit naître, sur ces décombres numériques, une publicité positive, qui nous fera retrouver le rêve à partir de la raison d’être des entreprises, et même de l’Etat. « Le pacte diabolique de la publicité avec la surconsommation et le gaspillage peut être rompu au profit de l’exaltation – poétique, au sens strict – d’une durabilité du monde ardemment désirable » espère-t-elle. Il faudra pour cela penser, puis construire, une philosophie de la nature dans un nouvel espace public numérique. L’objet d’un prochain livre, sans doute. 

« La publicité peut retrouver un rôle dans l’espace public par la transition environnementale » 

Enarque et normalienne, ancienne dirigeante de la régie de France Télévisions, Irène Grenet pose un regard de philosophe et d'historienne sur un métier bouleversé par le numérique. Enarque et normalienne, ancienne dirigeante de la régie de France Télévisions, Irène Grenet pose un regard de philosophe et d'historienne sur un métier bouleversé par le numérique. 

Qant. En favorisant les échanges «horizontaux», entre consommateurs, le numérique a tué la capacité de la publicité à faire rêver, écrivez-vous. On en peut pas dire que ce soit intuitif, au moment où  les écrans de publicité se multiplient à l’infini…

Irène Grenet. Deux choses jouent à la fois. D’un côté, c’est vrai, le numérique a « aplati » le monde de la communication :  les contenus produits par des émetteurs individuels viennent concurrencer les discours institués comme la publicité, mais aussi tous les contenus médias traditionnels qui sont produits par des journalistes. Sur Internet, tout est au même niveau. Alors que, dans la rue, dans le journal, à la radio, à la télévision, la publicité s’impose de manière visuelle ou sonore, la publicité digitale s’insère un flux infini d’informations, que l’internaute trie plus ou moins comme il l’entend : d’une certaine manière, il reprend la main. Et c’est encore plus vrai lorsqu’il produit lui-même du contenu, en partageant des avis ou des commentaires sur un produit ou un service : il concurrence alors directement la publicité commerciale, en devenant l’émetteur au lieu d’être ce récepteur passif et potentiellement manipulé que déplorent les antipub.  La conséquence, c’est que la publicité n’est plus là pour faire rêver : l’enjeu, c’est de gagner la guerre de l’attention qui se joue sur l’écran digital. Et la principale arme de cette guerre ce sont les données personnelles, qui doivent permettre de toucher la bonne personne au bon moment. Pourquoi faire rêver, d’ailleurs, puisque ce qui compte c’est la crédibilité acquise par des avis positifs des consommateurs sur un produit.

Mais il y a un deuxième facteur aussi, qui est plus récent, et a sans doute été accentué depuis la crise du Covid : le statut de la consommation tend à changer. On a appris qu’elle était ce qui nous inscrit dans la société : on s’identifie à l’image sociale renvoyée par l’auto qu’on achète ou les vacances qu’on se paye. Les études qualitatives montrent qu’aujourd’hui elle est aussi ce par quoi on prétend agir sur le monde : en regardant d’où vient le produit, en le jugeant sur ses conditions de fabrication autant que sur ses qualités intrinsèques par exemple. Pour caricaturer : la consommation était jusqu’alors un grand caddie ouvert dans lequel on mettait les produits auxquels on voulait ressembler, et la publicité pouvait renvoyer à plein l’image idéalisée de chacun de nous. On pourrait dire que ce grand caddie est devenu un panier en osier dans lequel on cherche à mettre, non plus ce à quoi on veut ressembler, mais ce à quoi on veut que le monde ressemble, quitte à ne rien consommer si on ne trouve pas ! Ce n’est qu’une tendance, bien sûr, que les questions actuelles de pouvoir d’achat rendent incontestablement plus complexe. Mais le changement de perspective est total pour la publicité.

Donc oui c’est vrai : avec le numérique, les espaces publicitaires se sont multipliés (potentiellement) à l’infini. Mais en même temps le consommateur est devenu moins réceptif au rêve. C’est ce que j’ai appelé l’ère du sérieux. Mais que serait une publicité purement informative ?

Qant. Les médias et la publicité sont allés de pair pendant un siècle. La faiblesse actuelle de celle-ci soumet de nouveau les médias au «despotisme étroit de l’abonné», selon la formule que vous avez retrouvée du pionnier de la presse au XIXème siècle, Émile de Girardin. Et on retrouve des phénomènes de l’époque, comme par exemple la polarisation de l’opinion publique. Corrélation ou causalité ? 

IG. La publicité a un lien très fort avec l’espace public. C’est d’abord intéressant de voir que la publicité est aujourd’hui considérée pour ce qu’elle finance et non plus seulement pour son contenu, comme ça été le cas depuis qu’elle est apparue – un contenu créatif et poétique pour ceux qui l’apprécient, un contenu polluant et nocif pour ceux qui la détestent. On se rend compte que la publicité à la télévision, à la radio, dans les journaux, c’est aussi ce qui permet aux médias d’être gratuits ou moins chers. En ce sens, mêmes les antipub le reconnaissent, elle a un rôle démocratique… pour autant qu’elle ne soit pas entièrement captée par les GAFA. 

La difficulté, en effet, c’est que lorsque Google et Facebook captent l’essentiel de la croissance des investissements publicitaires, ce n’est pas pour financer le travail des journalistes ou la création audiovisuelle. Le pacte entre la publicité et le pluralisme des médias est rompu. L’abonnement peut prendre le relais comme source de financement : c’est ce qui se passe très clairement en télévision, où les Netflix, Amazon Prime, Disney + et autres plateformes imposent un modèle économique alternatif à celui de la télévision gratuite. Il n’y a pas à s’en réjouir ni à le déplorer, c’est une transformation des usages. On peut simplement s’étonner de l’extraordinaire vigueur du consentement à payer des usagers de ces plateformes.

Mais la vraie transformation de l’espace public, c’est-à-dire celle de notre cadre de communication commun, qui nous relie les uns aux autres parce que finalement les autres voient la même chose que nous, elle est surtout liée au ciblage des contenus. La publicité de masse, au même titre que les médias de masse, a longtemps joué un rôle important pour façonner notre espace public et nos représentations, et on lui a beaucoup reproché (c’est toute la critique de la société de consommation et du « langage unidimensionnel » depuis les années 1960). En ciblant chaque message pour ne toucher que l’audience « utile », la publicité sort de l’espace public pour ne s’adresser qu’à l’individu. Elle devient plus efficace sur les ventes, peut-être, mais moins puissante, c’est un fait. En revanche, elle peut retrouver un rôle dans l’espace public en accompagnant les entreprises et même la société tout entière dans la transition environnementale et sociale. 

Qant. Vous écrivez que pour créer cette «publicité positive», il faut approfondir la réflexion sur la nature et l’environnement. Henry David Thoreau n’avait pas prévu Internet…

IG. Tout le monde s’accorde désormais à reconnaître, non seulement l’urgence d’agir pour l’environnement, mais aussi le rôle social qui doit être celui des entreprises. C’est assez nouveau, ce partage de responsabilité entre institutions publiques et privées pour contribuer au bien commun, et accessoirement c’est un formidable moteur de transformation pour les organisations. Mais pour agir, pour engendrer un projet de transformation sociale ou organisationnelle auquel toutes les parties prenantes puissent adhérer, il faut une représentation de ce que l’on veut devenir : la conscience des risques ne suffit pas.

La modernité s’est représentée soi-même dans l’avenir, par l’idée de progrès et le mythe des lendemains qui chantent. Elle a mis l’homme au centre de la nature, et l’on touche aujourd’hui aux limites de l’exercice. Mais la post-modernité inquiète de son avenir écologique, ce monde en train de naître, reste réactif. Il faut encore formuler un discours et un projet positifs, penser le rôle de l’homme dans la nature qui réconciliera écologie, économie et technologie. Bref, il faut énoncer le monde nouveau, donner à l’écologie le même corpus intellectuel que les grandes familles politiques du XXème siècle, le libéralisme et la social-démocratie. 

Bien sûr, la publicité n’a pas vocation à donner un contenu à ce projet, et surtout pas de se substituer à lui : ce serait du greenwashing. Mais quand ce sera fait, la publicité retrouvera pleinement un rôle positif. Et dès aujourd’hui, elle peut aiguillonner le désir, représenter la transition non sous le jour effrayant qu’on lui prête d’habitude, mais comme un but désirable, et même joyeux !

A Paris, le 4 mai 2022.

Qant

Qant

Par Jean Rognetta

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